Onze septembre, le rêve dérobé
Dehors, il fait un temps superbe. C’est le début d’une journée de
septembre, d’une douceur idéale, encore empreinte de nonchalance estivale. Une
lumière couleur de miel submerge lentement le Sacré-Cœur, recouvre les toits de
l’Opéra, révèle les rues encore sombres des quartiers Est et finit par
consacrer tout Paris. Les avenues se remplissent d’hommes et de femmes
descendus de leur immeuble, de leur train ou de leur avion, venus de banlieue,
de province ou du bout du monde. Les boulangeries et les percolateurs tournent
à plein régime.
Vers quinze heures, un collègue passe la tête par la porte, les
sourcils levés :
– Tu as vu cette histoire
d’avion qui s’est écrasé sur le World Trade Center, à New York ?
Quand vous vous passionnez depuis le plus jeune âge pour tout ce qui
vole, que votre métier consiste à suivre de près l’activité des compagnies
aériennes de la planète, et dans un monde qui éternue quand l’Amérique tousse,
ce genre de question déclenche une alarme mentale. Quand ? Quel type
d’avion ? Quelles étaient les conditions météorologiques ? Toutefois,
en cet instant, je ne conçois pas la catastrophe. J’imagine qu’un petit
appareil s’est écrasé comme un insecte contre l’immense paroi. Bizarre tout de
même. « Il faut le vouloir », pensai-je. Mais l’illusion est vite
balayée.
–
Qu’est-ce que c’est ? Un avion de
tourisme ?
–
Non, un avion de ligne, un gros.
Cette simple phrase, je ne l’oublierai jamais. Mon sang ne fait qu’un
tour. La probabilité qu’un avion de ligne heurte un obstacle aussi visible que
le WTC, en plein cœur de New York, est infime. Pas besoin d’être un expert pour
se représenter la scène. Il est neuf heures à New York. Le World Trade Center
fait le plein de ses employés. Un avion à réaction de cent tonnes ou plus lancé
à plusieurs centaines de kilomètres-heures percute le gratte-ciel : c’est
l’apocalypse. Mais l'accident est tellement hors du commun qu’il est impossible
d’en prendre la mesure. Les questions se bousculent, ameutées par
d’innombrables lectures et discussions et par l’expérience de mes propres vols.
Quel temps fait-il à New York ? Y a-t-il du brouillard, un plafond de
nuages bas, une tempête ? De quel type d’avion s’agit-il ? L’éventail
est large entre les appareils de transport régional d’une trentaine de places
et l’énorme Jumbo Jet de plus de quatre cents sièges. Quelle est la
compagnie ? Et surtout, comment est-ce possible ?
Bouleversant ces réflexions une nouvelle dépêche s’inscrit en haut de
l’écran. Un autre jet s’est abîmé contre la tour Sud du WTC, vingt minutes
après le premier. Il s’agit cette fois d’un avion de la compagnie United
Airlines, la deuxième compagnie aérienne américaine. Désormais, plus de
doute : il ne s’agit pas de l’un de ces accidents spectaculaires qui
endeuillent la planète par séries. C’est une action coordonnée, d’une violence
inédite. Aussi, dès les premières heures du jour aux Etats-Unis, en plein
milieu de l’après-midi pour les Européens et sans préjuger de la suite des
événements, la date du 11 septembre 2001 prend soudain l’étrange résonance
d’une rupture historique majeure. La cible, les circonstances, le choix des
compagnies, tout frappe les Etats-Unis au cœur. On pressent que les cercles qui
se forment autour de cet enfer s’élargiront
à la planète entière, pendant les mois et les années à venir.
Ce qui paraissait urgent quinze minutes plus tôt n’a plus la moindre
importance. Comprendre la situation est bien plus indispensable que de revenir
à ce qui est déjà le monde d’avant. Mais l’accès à l’information se tarit soudain.
Nous n’avons ni radio, ni téléviseur dans les bureaux. Les sites Internet des
grandes chaînes de télévision américaines comme ceux des agences d’information
aéronautique, saturés de demandes, deviennent l’un après l’autre inopérants. Ce
black-out en dit plus long que n’importe quel commentaire sur la gravité de
l’événement. Je téléphone alors à quelques spécialistes du secteur, autant pour
partager notre saisissement que pour confronter nos réflexions. Le premier
n’est pas encore informé, mais je sens sa voix se glacer à l’autre bout du fil.
Le second regarde déjà CNN. La chaîne d’informations en continu retransmet en
direct les images des tours en feu. Elle a dépêché ses équipes après la
première collision et a pu de ce fait filmer la deuxième. L’image de l’appareil
rasant les tours avant de s’enfoncer dans le WTC est aussi terrifiante que
fugitive. Mon interlocuteur tente un diagnostic à partir de ces quelques éléments. La
silhouette, le dièdre des ailes, les deux moteurs, évoquent un appareil de type
Boeing 757 ou 767, biréacteurs très utilisés pour les liaisons domestiques
nord-américaines, qui transportent de 180 à 260 passagers[1].
A plusieurs milliers de kilomètres de Paris, les responsables du centre
de contrôle aérien de Herndon, en Virginie, visionnent les mêmes images sur un
écran géant. Interrompant leur réunion quotidienne, ils se sont rassemblés au
milieu de la grande salle des opérations pour ne rien perdre des renseignements
transmis par chaque secteur. Derrière les baies vitrées de leur bureau ou depuis
chez eux, des milliers de New-Yorkais saisis d’effroi voient, eux aussi, brûler
les tours. C’est le cas des collègues de notre filiale nord-américaine,
installés à quelques blocs de Central Park. Quelque part en Europe, mon ancien
instructeur-pilote, aux commandes d’un Boeing 737, s’apprête à emmener des
passagers à Londres. Informé des attentats par la tour de contrôle, alors qu’il
roule sur le taxiway, il doit prendre seul la décision de poursuivre le vol. Il
immobilise son appareil. Après quelques instants de réflexion et une brève
réunion avec l’équipage, conscient de la gravité du moment, il décide de
décoller. Au préalable, il fait identifier chaque bagage en soute par son
propriétaire, un réflexe inspiré par le drame de Lockerbie[2]. A
Bangkok, les membres de l’Association Internationale du Transport Aérien
tiennent leur Congrès annuel. Les dirigeants des principales compagnies
mondiales viennent de terminer leur dîner lorsque les avions percutent les
tours du WTC. Un à un, ils regagnent leur chambre d’hôtel pour se mettre en
liaison avec leur siège social. La grande famille du transport aérien, la plus
internationale des corporations, est la première touchée par les événements et
l’onde de choc continue de s’étendre.
[1] Deux Boeing 767 ont frappé le WTC. Deux Boeing 757 se sont
écrasés sur le Pentagone et en Pennsylvanie.
[2] Le 21 décembre 1988 un Boeing 747 de la Pan Am explose en vol
au-dessus du village de Lockerbie, en Ecosse. Cet attentat au bagage piégé,
commandité par le gouvernement libyen, fait 270 victimes.
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